La fantaisie libre par Charlotte Waligora in Arts Hebdo Médias

Dans l’espace de son atelier parisien et celui qu’elle occupe actuellement au domaine de Kerguéhennec, pour une résidence de trois mois, se déploie un univers où la malice et la fantaisie s’associent à un sens de la couleur qui renforce la vague idée d’une joie de vivre entendue dans l’acte de peindre. Née en 1972, Marine Joatton a longtemps développé une démarche sculpturale avant d’aborder la peinture, en 2007. Depuis, elle campe à l’huile sur papier des associations de personnages qui fonctionnent comme de joyeuses et bavardes apparitions. Plusieurs séries sont en cours, dont celles des Têtes de lard et Fiesta banana qui se « concentrent » sur l’assise même de son travail : le tracé initial orange et jaune à partir duquel elle compose chacune de ses peintures. Rencontre.

 

Démiurge d’un règne singulier, de singes-enfants, d’ânes à deux jambes, de cochons-grenouilles, de princesses-truies, d’animaux vêtus de barboteuses, de chats aux oreilles en forme de branchies, de figures masculines et féminines totalement intégrées à ce carrefour d’espèces, Marine Joatton invente des créatures, des histoires qui n’en sont pas, des scénettes comme autant de séquences qui, en marge de toute dimension narrative, précisent une temporalité à la manière de la capture photographique destinée à saisir l’instant. Son travail récent fait aussi la part belle à une série de gestes et de mouvements au libre cours, témoignant encore et toujours d’un imaginaire sans fin ; culbutes et ruades, fesses à l’air exhibées innocemment, coups de pied à tout va, membres envoyés valdinguer, bouches ouvertes sur d’immenses rangées de dents, sourires aux quatre vents ou encore bras grands ouverts : prêts à nous accueillir, dans un élan infini de tendresse.

L’artiste a presque toujours travaillé en série, explorant totalement un champ de création avant de glisser vers une nouvelle pratique dont le liant, le fil conducteur sont simultanément, le dessin et le règne animal. Marine Joatton dessine dès l’enfance, en autodidacte. Cette activité aboutie à la création d’une bande dessinée durant l’adolescence. A l’heure des études supérieures, elle intègre Science Po et obtient, en 1993, un poste d’assistante de français à l’université de Saint Andrews en Ecosse – l’une des plus prestigieuses du Royaume-Uni. Deux ans plus tard, elle entre aux Beaux-Arts de Dundee, au nord d’Edimbourg, où elle pratique la sculpture ; puis, en 1997, elle rejoint les Beaux-Arts de Paris qui seront, pour elle, source d’ouverture sur tout ce que l’art contemporain offre de plus novateur et d’expérimental. Elle passe son diplôme en 2001 en présentant un ensemble de dessins au crayon et au feutre intituléGénération spontanée, combinant des taches et des gribouillis d’où émergent, déjà, des figures et des bêtes qui forment un corpus d’environ 200 bestioles de petites tailles, déglinguées et revisitées, appréhendées comme des curiosités, pleines de ces anomalies visibles dans les vitrines des musées d’histoire naturelle et des galeries de paléontologie.

A cette même époque, ses sculptures sont composées, pêle-mêle, de terre, de poils, de têtes d’oiseaux ramassées dans la nature, de bourgeons, de mousse qu’elle lie avec du fil et de la terre. Ce travail lui permet de renouer avec une activité qu’elle menait enfant, à Belle-Ile, dans la nature, lorsqu’elle fabriquait des cabanes et des poupées avec du foin. Quand, des années plus tard, elle donne corps à son bestiaire, elle crée les éléments d’« une petite vie bizarre, avec laquelle j’aurais pu jouer si j’avais été enfant à ce moment-là. » Marine Joatton est restée sculpteur. Les Têtes de lard sont des volumes, parfois boursouflés, flottant dans l’espace de la feuille. Chaque figure peinte est amenée par un travail de modelage unissant les moyens de la peinture et de la sculpture. D’une base de travail dessinée, aux couleurs chaudes, elle modèle en amenant les couleurs froides, les noirs et les gris. Et en conservant presque systématiquement les repentirs, elle sédimente et préserve le fil de sa pensée, la manière dont est picturalement amené ce qui vient. Le fond reste « vierge ». Ce fond uniforme cultive autant le principe d’apparition que la frontalité des figures et des regards. Du vide de la feuille blanche émerge l’écho de l’inconscient en vision directe. L’artiste pose ainsi la problématique de la forme dans l’espace.

L’entrée en peinture

Le rapport au rêve, en tant que procédé de construction mentale, est par ailleurs essentiel chez Marine Joatton. Le sujet n’est pas nouveau, mais la peintre en fait une utilisation totalement personnelle. D’une main baladeuse à la surface du papier, elle parvient à activer ces « automatismes de l’inconscient », dont parlait Jean Rustin ; lesquels, selon lui, permet au peintre d’extraire la forme, apparence du motif, de l’inconscient, alors que l’esprit s’éloigne des gestes s’effectuant d’eux-mêmes. C’est à ce moment-là que la notion d’entrée en peinture prend tout son sens.

L’artiste a commencé à peindre en 2007. Elle apprend seule, en pratiquant et en cherchant pas à pas. Les premières peintures, dans la veine de Génération spontanée, font émerger les figures de magmas picturaux non figuratifs qui couvrent initialement intégralement le support et qui se préciseront jusqu’à associer, aujourd’hui, sur un même champ, plusieurs partis-pris en termes de représentation : naturaliste, figuratif, dessiné, esquissé. Ces figures naissent à l’époque suivant le principe de l’écriture automatique, qui définit autrement le travail d’aujourd’hui, plus ambitieux, où il se passe une infinité de petites choses que chacun d’entre nous peut décrypter où interpréter à sa guise.

Parfois, Marine Joatton intègre du texte dans ses scènes – Turtle soup ou Mein Gott, par exemple. Elle cultive délibérément l’absence de sens pour la description d’un univers empli d’évocations sans queue ni tête, qui délivre par son caractère dément toute sa fantaisie. Et emprunte à Romain Gary son premier texte, écrit à 19 ans où l’absurde comme valeur triomphe déjà. Un chapitre de ce récit théâtral,Le vin des morts, s’ouvre ainsi :

« Mein Gott !

– Je vous salue cher Kamerad !

Tulipe poussa un hurlement, tourna comme une toupie sur lui-même et se trouva nez à nez avec un gentil petit macchabée qui venait de surgir d’un cercueil et se tenait immobile sur une jambe, levant l’autre en l’air comme une cigogne. Il portait un uniforme chamarré et tout criblé de décorations, avait un visage rondelet, poupon, pas plus grand qu’un poing, son crâne était entièrement rasé, un monocle était coincé dans son œil droit, et son œil gauche était mi-clos, comme chez une poule.

– Mein Gott ! Un homme vivant, quel plaisir ! Je suis absolument ravi, absolument… Ach ! mein Gott !

– A bas les boches ! Vociféra grossièrement Tulipe en se retournant et en lui montrant son cul. »

 

Jubilation et liberté

Les personnages souvent drôles et fantastiques de Romain Gary sème autant la zizanie sur la page blanche que ceux, aux membres parfois délibérément exagérés, de Marine Joatton sur la feuille de papier. La citation a ainsi le mérite de résoudre le problème de la narration, la question du sens et du récit, qui ne se posera pas. Et pour savoir ce que nous dit l’artiste, il suffit peut-être juste de décrire ce que l’on voit : ce sont des caractères qui apparaissent, espiègles, rieurs, grimaçants et bruyants, et la dimension sexuée d’une faune humano-animale tapageuse. Fesses, sexes allongés, mains qui flirtent discrètement avec les entrecuisses insufflent une dynamique et une tension décalée de l’apparence a priori édulcorée d’un strict univers animalier. De tels groupes de personnages, liés dans une action commune indéfinissable ou délirante, ont formé la figuration vers laquelle était allé Dado (1933-2010), à partir des années 1980. Ces conglomérats d’êtres et de personnages, qui n’ont peut-être pas grand-chose à dire, qui s’affairent en marge de toutes les convenances, agissent comme ces figures illustrant les marges de certains manuscrits du haut Moyen Age, qualifiées de « drôleries » ou de « grotesques ». Mais ce que Marine Joatton a développé, presque spontanément, et qui la distingue de ceux dont on pourrait la rapprocher est cette maîtrise de la spontanéité infantile dans le tracé, de celle qui a longtemps préoccupé quelques modernes et qui renforce l’idée que ce qui caractérise l’œuvre de Marine Joatton, au-delà de l’aisance et de la jubilation, c’est la liberté.